Les faits sont les faits : chaque seconde, la population mondiale compte près de trois personnes de plus, soit 240 000 individus par jour. Selon lʼOrganisation des Nations Unies pour lʼalimentation et lʼagriculture (FAO), la population mondiale atteindra 8 milliards dʼindividus dʼici 2025, et 9,6 milliards dʼici 2050. Ainsi, il faudra nourrir un milliard de bouches supplémentaires dans les dix prochaines années. En lʼespace dʼune génération seulement, la planète abritera un nombre de personnes supplémentaires plus élevé que le nombre dʼindividus qui la peuplaient au début du XXe siècle. Ces chiffres vous semblent improbables ? Refaites le calcul !
Les ressources nécessaires pour garantir une sécurité alimentaire durable étant déjà très sollicitées, pour bon nombre dʼentre elles, les enjeux sont considérables. Parallèlement, lʼimpact préjudiciable du changement climatique se fait déjà sentir sur la production agricole, tant au niveau local quʼau niveau mondial. Les exploitants agricoles doivent augmenter la production de denrées alimentaires tout en préservant lʼenvironnement, mais ils nʼy parviendront pas seuls, ni en recourant aux pratiques traditionnelles utilisées dans lʼagriculture dʼaujourdʼhui.
Dans les pays les plus pauvres, lʼagriculture de subsistance demeure une industrie peu rentable à forte intensité de main-dʼœuvre, à la merci de changements environnementaux imprévisibles, de ralentissements économiques et de bien dʼautres facteurs de risque. Et si, dans les pays développés, la mécanisation de lʼagriculture a considérablement augmenté la production par unité de terre, cette dernière ne sera pas suffisante pour répondre durablement à la demande de denrées alimentaires dans lʼavenir. Fort heureusement, lʼInternet des objets (IoT) – lʼart de connecter et dʼintégrer des objets, des individus, des informations et des systèmes pour une production et des services intelligents – est désormais prêt à faire entrer lʼagriculture dans une nouvelle ère.
ISOfocus a demandé à des experts du secteur de partager leur point de vue sur ces questions, sur ce quʼil faut faire pour répondre de façon durable à une demande toujours plus importante de denrées alimentaires et en quoi les normes ISO peuvent y aider.
Nourrir la planète
Tom Heilandt, Secrétaire de la Commission du Codex Alimentarius – responsable de la définition des normes internationales de sécurité sanitaire et de qualité des aliments, et lʼun des deux organismes de normalisation sous lʼégide de la FAO – résume en quelques mots la situation : « La raison dʼêtre initiale de lʼagriculture est de nourrir la population, ce quʼelle fait depuis des milliers dʼannées et devra continuer de faire sur la durée. » Sans surprise, il affirme que la principale gageure sera de produire des denrées alimentaires sûres, de bonne qualité, nutritives et financièrement abordables pour une population toujours plus nombreuse.
M. Heilandt estime que le secteur agricole doit être armé pour nourrir la population mondiale. « Selon moi, le fait que la communauté mondiale ne semble pas avoir conscience que lʼindustrie agroalimentaire nʼest pas un secteur comme un autre et que nous devons avoir une vision à long terme concernant lʼagriculture constitue le problème le plus significatif et le plus grave. »
Alors que lʼindustrie subit des pressions sans précédent pour répondre à la demande croissante de nourriture, aujourdʼhui, les questions environnementales font surgir tout un lot de défis nouveaux qui rendent la tâche encore plus redoutable. Les risques climatiques pour les cultures, lʼélevage et la pêche devraient exploser dans les prochaines décennies, en particulier dans les pays à revenu faible dont les capacités dʼadaptation sont moindres. La FAO propose une solution – que lʼindustrie agricole devienne « intelligente face au climat ».
Une agriculture intelligente face au climat, telle que la FAO lʼa définie et présentée en 2010 lors de la Conférence de La Haye sur lʼagriculture, la sécurité alimentaire et le changement climatique, correspond à une approche visant à créer les conditions techniques, politiques et dʼinvestissement qui permettront de développer durablement lʼagriculture afin de garantir la sécurité alimentaire dans le contexte du changement climatique.
Compte tenu de la pression croissante pour intensifier la production et protéger notre environnement, M. Heilandt estime que les technologies de pointe pourraient jouer un rôle essentiel. Et dʼajouter : « Les normes sont fondamentales dans tout système de production, y compris dans le domaine agricole. Si lʼon ne recourt pas aux normes et aux meilleures pratiques, aucun progrès ni aucune créativité ne sont possibles. »
À lʼaube dʼune agriculture à haute technologie
Il va sans dire que les industriels doivent participer à la réflexion autour de lʼagriculture intelligente. À travers le monde, nombre dʼentreprises ont redoublé dʼefforts pour intégrer lʼIoT dans lʼagriculture. AGCO, fabricant et distributeur mondial dʼéquipements et dʼinfrastructures agricoles, est lʼun des acteurs du secteur.
Il y a quelques années, lʼentreprise a dévoilé une nouvelle stratégie mondiale destinée à gérer tous les aspects dʼune technologie agricole de précision, à savoir une approche de la gestion des exploitations agricoles sʼappuyant sur les technologies de lʼinformation (TI) afin de sʼassurer que les cultures et le sol reçoivent exactement ce dont ils ont besoin pour une santé et une productivité maximales. Cette nouvelle solution agrotechnologique, baptisée « Fuse Technologies », intègre la télématique, des systèmes de gestion de données et des solutions dʼautoguidage qui, lorsquʼils sont associés, sont susceptibles de rendre lʼagriculture beaucoup plus productive et rentable.
Comme lʼexplique Bernhard Schmitz, Responsable commercial, Fuse Technologies, chez AGCO, lʼentreprise travaille de longue date sur les technologies agricoles de précision. Il estime que les agriculteurs devront se tourner vers de nouvelles technologies pour répondre à la demande croissante de production de denrées alimentaires dans le monde. « Toutes nos technologies agricoles de précision aident nos clients à gagner en efficacité et à économiser les ressources » ajoute-t-il.
Les agriculteurs ont déjà commencé à utiliser certaines techniques et technologies agricoles de pointe pour travailler plus efficacement au quotidien. M. Schmitz souligne comment des technologies agricoles intelligentes aident à réduire la consommation de carburant par hectare et à limiter les chevauchements, ce qui permet dʼutiliser moins dʼengrais ou de produits phytosanitaires, et offre aux agriculteurs la possibilité dʼinvestir ces intrants là où ils ont le plus dʼimpact. Une question demeure cependant, à savoir la place quʼoccupe les normes dans tout cela.
« Chez AGCO, nous sommes pleinement engagés dans la normalisation internationale » explique M. Schmitz, rappelant lʼimportance des normes dans la stratégie dʼensemble de lʼentreprise. Cʼest la raison pour laquelle AGCO participe à lʼélaboration des normes ISO et les utilise pour ses propres technologies. « La norme ISOBUS (ISO 11783) permet à nos clients de connecter des dispositifs de différents fabricants dʼéquipements pour quʼils puissent « se parler » » explique M. Schmitz au sujet des transferts de données entre tracteurs.
La précision est payante
Un récent rapport du cabinet de conseil en technologie Beecham Research intitulé « Towards Smart Farming : Agriculture Embracing the IoT Vision » fait ressortir que les technologies de lʼIoT joueront un rôle crucial pour répondre à la demande de produits alimentaires dʼune population mondiale en pleine croissance. Le rapport met lʼaccent sur les opportunités offertes par lʼagriculture de précision et sur lʼimportance de développer une connectivité « intelligente » afin dʼen favoriser lʼessor.
Hermann Buitkamp, Secrétaire du sous-comité SC 19, Électronique en agriculture, du comité technique ISO/TC 23, Tracteurs et matériels agricoles et forestiers, considère que lʼavantage majeur réside dans les nombreux aspects pertinents de lʼIoT pour lʼagriculture.
Des capteurs placés dans les champs permettent par exemple aux agriculteurs dʼétablir des cartes détaillées de la topographie et des ressources dʼune zone donnée, ainsi que des paramètres tels que lʼacidité et la température du sol. Ils peuvent aussi avoir accès aux prévisions météorologiques, ce qui permet dʼanticiper les tendances pour les jours et semaines à venir.
« LʼIoT jouera un rôle très important pour lʼagriculture de demain et permettra aux exploitants dʼêtre beaucoup plus précis, au centimètre près » estime M. Buitkamp. « Ainsi, la vieille approche fragmentée devient irrémédiablement un vestige du passé. » Cette évolution présente des avantages considérables, tant dʼun point de vue économique quʼécologique.
Alors que lʼutilisation de lʼIoT dans lʼagriculture fait miroiter des perspectives prometteuses, notre curiosité est piquée au vif et nous nous interrogeons sur la place que pourraient occuper dans ce tableau les normes sur lʼInternet des objets. Le simple fait de regrouper une multitude de technologies différentes est, en soi, extrêmement complexe. Selon M. Buitkamp, une telle complexité demeure lʼun des obstacles majeurs à lʼadoption de cette technologie ; mais elle nʼest pas pour autant insurmontable. « Il existe des questions techniques quʼil nous faudra résoudre pour réussir » explique-t-il. « Nous devons améliorer la communication sans fil sur le terrain, la sécurité fonctionnelle et les informations relatives à lʼentretien et aux réparations afin dʼétablir des interfaces unifiées. »
Le voir pour le croire
Lʼampleur et la complexité des technologies agricoles modernes peuvent apparaître comme une route jalonnée dʼobstacles, mais il peut sʼavérer encore plus difficile dʼopérer un tri efficace sʼagissant de lʼIoT. François Coallier, qui participe à la normalisation des technologies de lʼinformation depuis de nombreuses années, dirige désormais un groupe dʼexperts de lʼIoT au sein de lʼISO/IEC JTC 1, le comité technique mixte en charge des technologies de lʼinformation, que lʼISO dirige conjointement avec la Commission électrotechnique internationale.
Selon lui, tout est dans la façon de gérer les complexités et de générer des gains dʼefficience. « Dans de nombreux pays, lʼagriculture est déjà complexe, en particulier si lʼon tient compte de la chaîne dʼapprovisionnement. On sait, par exemple, que la moitié de la planète mourrait de faim si tous les transports internationaux venaient à être interrompus en même temps » indique-t-il. Cʼest à ce niveau quʼentre en jeu le sous-comité SC 41, Internet des objets et technologies connexes, de lʼISO/IEC JTC 1.
Bien que le nouveau sous-comité soit de constitution récente, son groupe dʼexperts peut sʼappuyer sur les travaux de fond de deux groupes de travail existants qui ont ouvert la voie de la normalisation dans ce domaine. M. Coallier prévoit que lʼIoT, le big data et dʼautres technologies, parfois appelées « TIC intelligentes », susciteront sous peu une forte demande. « Lʼagriculture est une activité cruciale dans notre société » ajoute-t-il, dʼoù lʼimportance des apports de lʼIoT dans ce secteur.
À court terme, lʼun des projets du SC 41 donnera lieu à lʼétablissement dʼun cadre de référence normalisé pour lʼIoT. Ce cadre encouragera, entre autres, lʼouverture et la transparence dans le développement dʼarchitectures de systèmes IoT et leur mise en œuvre. Il fournira également un point de référence neutre au plan technologique pour définir dʼautres normes relatives à lʼIoT.
Il ne fait aucun doute que, dans cet écheveau de complexités, lʼélaboration de Normes internationales facilitera lʼinteropérabilité et lʼintégration des systèmes ; les entreprises auront ainsi la capacité dʼexploiter plus efficacement cette technologie et de lʼintégrer dans de nombreux domaines dʼapplication, comme lʼagriculture. M. Coallier estime que les travaux du sous-comité seront essentiels. « Sur le long terme et en tant que comité axé sur les systèmes, le SC 41 devrait être lʼun des principaux acteurs à promouvoir lʼélaboration des normes IoT requises pour cette technologie afin quʼelle atteigne pleinement son potentiel en termes de marché et dʼapplication » conclut-il.
Un avenir intelligent
Produire des denrées alimentaires de bonne qualité, nutritives et financièrement abordables dans un monde abritant 7,5 milliards de personnes restera toujours un immense défi. Sur une planète aux ressources limitées, il faudra ouvrir la voie à une nouvelle ère de la haute technologie dans laquelle lʼautomatisation et les données aideront les exploitants agricoles à relever les nombreux défis de demain.
On peut dès lors se demander à quoi ressemblera lʼagriculture dans 40 ans. Lʼassociation de tant de technologies devrait permettre de limiter le gaspillage, dʼoptimiser la productivité et dʼinfluer le moins possible sur lʼenvironnement. Pourtant, une chose semble évidente : pour réussir, nous devrons, en permanence, mettre la priorité sur lʼélaboration des normes, pour que les avancées technologiques majeures puissent continuer de générer les avantages, en termes de productivité et de protection de lʼenvironnement, que nous attendons dans les 20 prochaines années.
Les progrès enregistrés durant la deuxième moitié du XXe siècle, qui ont fait évoluer lʼagriculture de façon si spectaculaire, commencent à sʼessouffler. « Les limites de la révolution verte étant atteintes, nous devons trouver de nouveaux moyens pour nourrir durablement une population mondiale qui ne cesse de croître » affirme M. Coallier. « Une approche, pour ce faire, consiste à utiliser les ressources (y compris humaines) plus efficacement pour produire des denrées alimentaires, mais aussi à supprimer le gaspillage dans la chaîne dʼapprovisionnement, dʼoù lʼintérêt de lʼIoT. » Quʼon ne sʼy trompe pas, pour nourrir les générations futures, lʼagriculture de demain sera intelligente.