Il nous semble parfaitement normal d’aller nous soulager dans des toilettes. Et pourtant, près de 2,3 milliards de personnes dans le monde n’ont absolument aucun système d’assainissement et leur seule option est la « défécation en plein air ». Chaque année, plus de deux cents millions de tonnes d’excréments humains ne sont pas traitées. Dans les pays en développement, 90 % des eaux usées sont déversées directement dans les lacs, les rivières et les océans. Selon les estimations, ces eaux usées non traitées sont à l’origine de plus de 500 000 décès par diarrhée chaque année.
Les Nations Unies ont appelé les pays à investir « massivement » dans les infrastructures d’assainissement et d’approvisionnement en eau pour protéger les populations d’une part, mais aussi pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD), et notamment l’Objectif 6 qui vise à « garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement, et à assurer une gestion durable des ressources en eau ». C’est un objectif global qui vise l’intégralité du cycle de l’eau, de son accès et de son utilisation à la gestion intégrée des ressources en eau et des écosystèmes liés à l’eau.
ISOfocus a interrogé plusieurs spécialistes de ces questions pour savoir ce qu’il faut faire pour gérer le problème afin de garantir un accès à des toilettes salubres sans risque pour la santé, et ce, avec l’aide de la future ISO 30500.
Un défi de taille
L’Eawag est l’institut fédéral suisse des sciences et technologies de l’eau. Il sert de trait d’union entre le monde scientifique et le « monde réel ». L’Eawag s’intéresse aux concepts et technologies permettant de gérer de manière durable les milieux aquatiques et l’eau en tant que ressource. En collaboration avec des universités, d’autres instituts de recherche, des organismes publics, le secteur industriel et des organisations non gouvernementales, il œuvre à harmoniser les intérêts écologiques, économiques et sociaux en matière d’utilisation de l’eau. Pour Kai Udert, Ingénieur en environnement à l’Eawag, « l’objectif est d’encourager la mise en place de dispositifs permettant l’élimination directement sur place des excréta sans avoir à recourir à un système de traitement centralisé ».
Il souligne que les options en matière d’assainissement restent très limitées et que le coût élevé des systèmes d’assainissement raccordés à un réseau d’égouts est souvent prohibitif, interdisant une mise en œuvre rapide. Avec nos stations d’épuration actuelles centralisées impliquant un approvisionnement en eau, « il nous sera impossible d’assurer la protection de la santé humaine et de l’environnement dans de nombreuses régions du monde, et notamment dans les mégapoles qui se développent à un rythme effréné ».
Comme l’indique M. Udert : « Alors que les pays se doivent d’entretenir leurs systèmes d’assainissement, ces toilettes d’un nouveau type pourraient aider à résoudre les problèmes d’hygiène dans une grande partie du monde, ainsi que le problème mondial de la gestion des nutriments. » Il ajoute en outre que ces nouvelles technologies pourraient intégralement changer les modalités de l’assainissement. « La filière de l’assainissement deviendrait bien plus flexible et les villes seraient à même de s’adapter beaucoup plus rapidement aux nouveaux défis, comme l’évolution démographique, les pénuries d’eau, etc. Enfin, ces nouveaux systèmes ne nécessitant pas ou peu d’eau permettraient d’économiser cette ressource. »
La filière de l’assainissement
Pour le professeur Chris Buckley du Groupe de recherche sur la pollution de l’Université de KwaZulu-Natal en Afrique du Sud, l’un des problèmes vient de ce que le marché regorge de produits apparemment semblables, surtout en ce qui concerne les dispositifs nouveaux ou totalement inédits (comme les systèmes d’assainissement autonomes). Il explique : « Déroutés, les acheteurs ne sachant comment choisir sont incapables de prendre de décisions. » Et il avoue même quant aux produits susceptibles d’avoir une incidence sur la santé publique, que « dans les pays où l’assainissement est le plus crucial, il y a très peu d’organismes capables de porter des appréciations décisives, c’est pourquoi il n’y a aucune avancée technologique ».
Toujours selon M. Buckley, faute de Norme internationale, les entreprises n’investissent pas massivement dans de nouveaux produits innovants. Plusieurs raisons motivent leurs réticences : « Elles veulent s’assurer de la protection de leurs produits contre les imitations bon marché de qualité médiocre, elles jugent le marché trop restreint pour justifier l’investissement et elles réclament des organismes de réglementation compétents aptes à établir les exigences de performance des produits sans favoriser un produit ou un fabricant particulier. »
La Toilet Board Coalition (TBC), basée à Genève, en Suisse, promeut cette nouvelle vision de « l’économie de l’assainissement », une nouvelle approche plus commerciale, favorisant le développement d’un écosystème d’activités autour de l’assainissement. Cette approche implique d’intégrer les systèmes d’assainissement aux stratégies des villes intelligentes, et de créer une économie circulaire où les déjections humaines deviennent des ressources utiles.
Pour Alexandra Knezovich et Cheryl Hicks de la TBC, l’assainissement est l’un des ODD les plus difficiles à atteindre, et les pays en développement accusent encore un certain retard à ce niveau. « Bien que considérables, les efforts mis en œuvre n’ont que peu bénéficié aux 2,3 milliards de personnes sans systèmes d’assainissement. » Elles rappellent cependant que « la filière de l’assainissement est un nouveau modèle qui peut aisément être développé, et c’est en facilitant ce développement que les normes insuffleront un nouvel élan ».
Il y a aussi bien sûr quelques résistances. Selon Alexandra Knezovich et Cheryl Hicks, ce nouveau modèle ne cadre pas avec nos idées préconçues du système d’assainissement classique raccordé à un réseau d’égouts. Comme elles l’expliquent, « on s’inquiète de ce qu’un nouveau système puisse être source de contamination, d’odeurs et de pollution. Pour faire taire ces craintes, nous devons établir des normes rigoureuses et vérifiables pour la conception et le fonctionnement de ces nouvelles technologies ».
Des toilettes innovantes
Au cours des dernières années, l’ISO et ses partenaires ont travaillé au développement de nouvelles technologies en matière d’assainissement. L’une des plus prometteuses « réinvente » les toilettes pour en faire de véritables unités de traitement autonomes. Ce concept s’inscrit dans le cadre d’un projet plus large, le défi « Réinventer les toilettes » lancé par la Fondation Bill & Melinda Gates pour apporter des solutions d’assainissement durables aux 2,3 milliards de personnes qui n’ont pas accès à des sanitaires décents.
Contrairement aux systèmes traditionnels avec égouts, ces toilettes réinventées, qui sont des systèmes d’assainissement autonomes, permettent de supprimer les agents pathogènes sans être raccordées à une infrastructure classique (réseau d’adduction d’eau, tout-à-l’égout ou réseau électrique). Ces nouvelles toilettes se serviront de l’énergie des matières fécales pour tuer les microbes présents dans l’eau. L’eau ainsi obtenue sera suffisamment sûre pour se laver, et les excréments pourront servir sans risque d’engrais inodores.
Le comité de projet ISO/PC 305 sur les systèmes d’assainissement non collectifs travaille activement dans ce domaine. Il élabore actuellement une Norme internationale sur les systèmes d’assainissement sans égout, une technologie que l’on appelle aussi parfois « la technologie des toilettes réinventées ». L’objectif est d’aider à lutter contre la crise mondiale de l’assainissement en éliminant les agents pathogènes sans recourir aux infrastructures traditionnelles, et d’assurer ainsi, dans le monde entier, l’accès à des toilettes plus propres et plus sûres.
Pour atteindre cet objectif, un Accord international d’atelier, l’IWA 24, Systèmes d’assainissement non collectifs – Exigences de performance et de sécurité générale pour la conception et les essais, a été publié en septembre 2016, afin de servir de base à l’élaboration de la nouvelle Norme internationale. Il est à noter que l’IWA 24 et la future ISO 30500 ont reçu un soutien massif de la Fondation Bill & Melinda Gates (voir notre article en page 28).
La future norme ISO 30500 s’appliquera à des systèmes d’assainissement autonomes, individuels ou de petite échelle, permettant de traiter sans risque les excréments humains et d’en tirer des ressources utiles en termes d’énergie, d’eau et de nutriments dans un environnement hors réseau et sans égouts. La norme sera applicable à des systèmes d’assainissement individuels et collectifs autonomes, durables et répondant à des exigences définies en matière d’évacuation.
L’urgence du changement
La future norme ISO 30500, qui se concentrera sur différents aspects de l’assainissement, sera assurément un outil efficace pour gérer cette question complexe. Rémy François, Directeur du centre Recherche et technologies chez BFG Environmental Technologies, une start-up spécialisée dans le domaine des technologies de l’environnement, a participé à l’élaboration de l’IWA 24 et a également contribué en qualité d’expert et de responsable de délégation nationale à l’élaboration de la norme ISO 30500. Pour lui, l’objectif essentiel est de donner accès à un système d’assainissement de base. « Aujourd’hui encore, le manque de solutions d’assainissement et l’absence de services de base en matière d’hygiène et d’approvisionnement en eau compromettent la santé et le bien-être de trop d’hommes, de femmes et d’enfants », déclare-t-il.
Pour M. François, l’activité du comité est inédite du fait de l’urgence et de la nécessité impérative d’une collaboration entre les différentes parties prenantes. Comme il le précise, les experts de la qualité de l’eau, les spécialistes de l’assainissement, les représentants des pays en développement, les fabricants et les laboratoires d’essais nationaux qui participent à l’élaboration de la norme n’ont qu’un objectif en tête : décrire avec précision ce qui doit être mis en œuvre pour éradiquer les maladies liées au manque d’assainissement. « J’ai été surpris par l’incroyable capacité de ces acteurs à trouver rapidement le meilleur compromis afin que les populations touchées puissent enfin bénéficier de bonnes conditions d’assainissement. »
La future norme permettra de concrétiser matériellement ce modèle de toilettes grâce à la normalisation des aspects relatifs à leur conception, leur installation et leur utilisation. Ainsi, pour une communauté touchée par la pauvreté, qui ne dispose pas d’un approvisionnement fiable en eau courante, l’installation de toilettes fonctionnant hors réseau peut être un facteur important dans l’exercice de leurs activités. Ces équipements, qui coûtent moins de cinq centimes par utilisateur, donnent aux pays en développement la possibilité d’utiliser un autre modèle de toilettes plus économique, plus propre et plus sûr.
Un avenir sous le signe de la propreté
L’avenir sera-t-il donc meilleur pour les milliards de personnes qui ne disposent pas de services d’assainissement adéquats ? Dans le monde entier, des organisations œuvrent pour améliorer les conditions d’assainissement et proposer des solutions acceptables à l’échelle de la planète, et il est plus que jamais indispensable d’atteindre l’objectif de développement durable N°6. Ces efforts, comme le défi « Réinventer les toilettes » lancé par la Fondation Bill & Melinda Gates et la future norme ISO 30500, vont créer les conditions pour y parvenir.
Le défi est immense. Il ne sera pas facile de doter de toilettes dignes de ce nom les personnes qui n’ont toujours pas accès à un assainissement sûr et abordable. Mais la future ISO 30500 va changer la donne, Rémy François en est convaincu.
« ISO 30500 sera le document de référence pour les futurs échanges entre utilisateurs, prescripteurs, fabricants et laboratoires. Elle sera la garantie que les solutions proposées répondent bien à cette problématique urgente de santé mondiale », explique-t-il. « Elle permettra la création d’un nouveau marché avec une offre importante de systèmes d’assainissement non collectifs innovants, et permettra de diminuer de façon drastique les maladies liées au manque d’assainissement. ISO 30500 est la première étape dans le développement d’une économie circulaire locale qui transforme les excréments humains en ressources utiles. »