Libérer le potentiel de l’IA
Les technologies liées à l’intelligence artificielle (IA) et leurs applications ne cessent de se développer et d’évoluer. Transport, santé, défense, finance, fabrication… l’IA est désormais déployée dans la plupart des secteurs d’activité. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Ces technologies se sont répandues, mais jusqu’à quel point ? L’intelligence artificielle est en plein essor et amène de nombreux défis. Comment les Normes internationales peuvent-elles aider à y répondre ?
C’est un fait : l’IA s’est généralisée dans de nombreux secteurs d’activité. Il est donc impératif de définir une terminologie commune la concernant, et d’examiner ses différentes applications. La normalisation internationale est déjà à l’œuvre. Le sous-comité SC 42, Intelligence artificielle, du comité technique mixte ISO/IEC JTC 1 [1], Technologies de l’information, réalise un important travail de fond visant à définir l’IA de façon précise et exploitable. Ce sous-comité SC 42, par le biais de son groupe de travail WG 4, étudie différents cas d’utilisation et applications. Fumihiro Maruyama, Expert principal en intelligence artificielle chez Fujitsu Laboratories, est l’animateur du groupe de travail SC 42/WG 4.
À l’heure actuelle, ce groupe de travail n’étudie pas moins de 70 cas d’utilisation, et la santé, entre autres, constitue un domaine d’étude fascinant. M. Maruyama décrit par exemple un cas où un programme élabore un « graphe de connaissances » reprenant dix milliards d’éléments d’information issus de bases de données et d’articles de recherche du secteur médical. L’application tente ensuite de tracer un chemin représentant l’évolution probable, à partir d’une mutation génétique donnée, de la maladie qui aura été prédite au moyen de l’apprentissage profond.
Les solutions dédiées à la santé
Radouane Oudrhiri, Responsable scientifique en traitement de données chez Eagle Genomics, mène des recherches « in silico », c’est à dire réalisées principalement au moyen de techniques innovantes axées sur l’informatique ou les données. Il s’intéresse notamment au microbiome, qui désigne le matériel génétique des micro-organismes (bactéries, virus et champignons) au sein d’une même collection, par exemple l’intestin, la bouche ou la peau chez l’homme. Les microbiomes n’existent pas uniquement chez les êtres humains et les animaux : océans, sols et rivières abritent des communautés de microbiomes qui affectent des écosystèmes entiers. Les données issues des microbiomes sont extrêmement complexes, car elles sont hyperdimensionnelles et compositionnelles. Pour les analyser, les collègues de M. Oudrhiri utilisent des outils de calcul reposant sur l’intelligence artificielle et l’apprentissage machine, afin de repérer des associations non décelables par des humains. En plus d’améliorer drastiquement la productivité, cette méthode de travail ouvre la voie à des découvertes révolutionnaires, permet d’identifier des cibles thérapeutiques et des ingrédients nouveaux et durables, et de décrire des pratiques industrielles plus sûres et plus efficaces.
Le recours à l’intelligence artificielle pour analyser les tumeurs humaines n’a rien de nouveau. Cependant, comme nous l’a expliqué Frank Rudzicz (représentant canadien du sous-comité SC 42, Directeur de l’IA chez Surgical Safety Technologies Inc. et Professeur adjoint en informatique à l’Université de Toronto) lors de l’interview qu’il nous a accordée dans le cadre de cet article, il ne s’agit là que d’une application parmi de nombreuses autres. Par exemple, une application a récemment été déployée pour détecter les signes précoces de démence chez les patients âgés. Les résidents de différents établissements de santé, normalement examinés par un médecin tous les six mois pendant 15 minutes, se sont vu remettre une tablette et ont dû répondre oralement à une série de questions. Lorsque quelque chose paraissait inhabituel, comme un changement dans les modulations de la voix ou si le patient semblait incapable de voir des relations évidentes entre les membres d’une famille sur une photo de groupe, l’application en question alertait l’équipe médicale.
M. Oudrhiri collabore également avec une société qui a mis au point une solution d’IA initialement conçue pour rendre les chaussures intelligentes, via la collecte d’indicateurs biomécaniques mesurant des aspects tels que l’utilisation des chaussures et les performances sportives. Ces résultats étaient obtenus grâce à une puce insérée dans la semelle. Cette application a rencontré un tel succès que les progrès technologiques en découlant rendront bientôt possible son utilisation pour détecter chez une personne la probabilité qu’elle développe une maladie (comme Parkinson) simplement en analysant sa façon de marcher.
L’omniprésence de l’IA
Les travaux du sous-comité SC 42 auront bien évidemment un impact sur des secteurs autres que la santé. M. Maruyama cite notamment l’exemple d’un programme d’IA qui utilise les ondes ultrasonores pour inspecter les éoliennes. Ce programme signale les éléments de l’éolienne susceptibles de présenter une défaillance, ce qui permet ensuite aux experts humains de prendre des décisions informées sur les actions à entreprendre. Point décisif : étant donné que le programme se charge de l’inspection initiale, les experts humains disposent de davantage de temps pour examiner un plus grand nombre d’éoliennes.
Les systèmes de transport intelligents (STI) sont un autre secteur où l’IA est très répandue. Mahmood Hikmet, responsable de la recherche et du développement chez Ohmio Automotion, une société qui opère dans le domaine des STI, parle de la technologie LIDAR, qui utilise la lumière laser (plutôt que les ondes radio ou acoustiques) pour mesurer la distance d’un objet. Si l’on empile plusieurs faisceaux de cette lumière laser et qu’on les fait tournoyer à grande vitesse, il en résulte un « nuage d’impression » en trois dimensions indiquant la distance à laquelle l’objet est susceptible de se trouver. Tout cela se produit au rythme de « dizaines ou centaines de fois par seconde ». Cette application, qui offre même la capacité de faire la distinction entre différents brins d’herbe, est parfaite pour les voitures sans chauffeur.
M. Hikmet mentionne également l’IA dédiée au comptage de foule pour les voitures sans chauffeur, une application d’analyse prédictive utilisant les données provenant du côté infrastructure des STI (par opposition aux voitures elles-mêmes). Cette technologie implique l’installation de caméras qui surveillent les allées et venues des personnes, les suivent sur l’intégralité d’un plan filmé et prédisent leur itinéraire probable lors de leurs interactions avec d’autres. La voiture intègre ensuite ces données et les utilise pour éviter les collisions.
Apprentissage machine et entraînement comportemental
YOLO (You Only Look Once) est une technologie de reconnaissance d’objets qui décompose jusqu’au degré le plus fin les différents aspects d’objets disparates. Elle est particulièrement adaptée dans le contexte de la sûreté et de la sécurité. Autre champ d’application de l’IA : le clonage comportemental. Ici, une machine est contrainte d’apprendre une série de tâches via un entraînement de renforcement. C’est « une façon de sanctionner et de récompenser un réseau neuronal en fonction de ce qu’il fait mal ou bien », explique M. Hikmet. Le réseau finit par tirer des enseignements des signaux de récompense ou de sanction qu’il reçoit de l’utilisateur humain sur la manière dont il est censé se « comporter ».
Le capital-risque est un élément clé de certains aspects des travaux de M. Oudrhiri. Ce secteur donne lieu à un thème de recherche passionnant : les tentatives de numérisation et de systématisation de rien de moins que « l’intégralité du processus entrepreneurial ». En rassemblant des données tout au long du cycle de vie du capital-risque, en identifiant les défis liés à l’innovation et en catégorisant les informations, la plateforme fournit des modèles prédictifs sur les performances d’une entreprise, son potentiel de croissance et son évaluation. Un profil de risque est alors établi, qui contribue au processus de sélection et à l’évolution de la start-up. Jusqu’à présent, ce type d’information était recueilli au moyen d’études auxquelles des humains devaient répondre. Cependant, les renseignements glanés de cette manière sont par nature agrégés, ne se prêtent pas à la construction aisée de modèles prédictifs ou conduisent souvent à des conclusions involontairement biaisées. Or, quoi de plus naturel pour les chefs d’entreprise que de souhaiter la réussite de leurs projets ?
Ces exemples démontrent autant d’ingéniosité que d’efficacité. Pourtant, l’immense majorité d’entre nous n’a probablement jamais entendu parler de ces technologies d’IA spécifiques, et a encore moins conscience de leur impact. En effet, les solutions d’IA actuelles sont souvent développées de façon cloisonnée, pour des applications ultraspécialisées. Leur véritable puissance ne se manifestera pleinement que lorsqu’elles seront prises en compte dans un cadre global, à l’instar des cadres horizontaux que le sous-comité SC 42 est en train d’élaborer.
Le rôle de la normalisation
C’est l’une des raisons pour lesquelles des Normes internationales sont en cours d’élaboration. M. Oudrhiri estime que la normalisation est nécessaire pour « démystifier » le sujet, et soit résoudre les craintes et les objections à l’encontre de l’IA, soit les réfuter en démontrant qu’elles sont infondées. Les médias et autres forums publics se font régulièrement l’écho d’idées radicales concernant les applications de l’IA (pour le meilleur ou pour le pire). Pourtant, comme l’explique M. Maruyama, un grand nombre de ces idées, si ce n’est toutes, ne dépasseront jamais la phase de validation de concept.
Les consommateurs doivent être protégés, des dommages physiques bien évidemment, mais aussi contre les entreprises qui utilisent l’expression « intelligence artificielle » comme moyen de promouvoir un produit dans l’unique but de faire grimper le cours de leurs actions en Bourse. Dans la mesure où les données d’IA se situent à la croisée de nombreux secteurs (ingénierie du logiciel, neurosciences, prise de décision), il est extrêmement important de mettre au point un cadre commun afin que consommateurs, producteurs et organismes de réglementation parlent le même langage.
Cette idée n’est pas aussi ridicule ou improbable qu’elle n’y paraît. Les experts évoquent les « hivers de l’intelligence artificielle » pour désigner les désillusions observées lors du développement des générations précédentes d’IA, lesquelles ont échoué du fait d’expérimentations inadéquates et du retrait des financements qui en a découlé. Un tel scénario pourrait tout à fait se répéter et annihiler toutes les avancées réalisées aujourd’hui au niveau mondial.
L’état de la pratique
C’est justement parce que les technologies d’IA se développent rapidement que le besoin de Normes internationales se fait sentir. Selon les mots de M. Oudrhiri, ces normes doivent s’attacher « à l’état actuel de la pratique, et non à l’état actuel des réalisations ». Le sous-comité SC 42 a déjà produit des projets de rapports techniques, et des normes sont en cours d’élaboration. En outre, il collabore avec le comité technique ISO/TC 69, Applications des méthodes statistiques, afin d’établir une cartographie des termes et des concepts dans l’environnement de l’apprentissage machine, à la croisée de différents domaines : statistiques, ingénierie du logiciel, intelligence artificielle, science des données et recherche opérationnelle. Un groupe de travail entier (SC 42/WG 3) se consacre exclusivement à la notion de fiabilité.
Pour M. Maruyama, la meilleure approche en matière de Normes internationales consiste à faire converger un nombre restreint d’alternatives et à « se concentrer sur les points où la technologie est déjà stable ». Des critères et un langage communs sont en cours de création afin de dépasser la phase de validation de concept. Autre point d’intérêt : la description du processus d’élaboration d’applications découlant des technologies d’IA, et du cycle de vie de celui-ci. Ces normes contribueront également à recueillir les besoins des consommateurs ; les cas d’utilisation et applications en résultant devront inclure des considérations d’ordre éthique et sociétal. Un troisième axe de travail a trait à la validation des modèles. Ce sujet est en soi très technique et statistique, mais c’est à ce prix que programmes et machines feront un jour exactement ce que l’on attend d’eux.