Des services financiers pour tous
Dans notre société divisée entre nantis et démunis, près de deux milliards de personnes n’ont pas accès au système financier classique à travers le monde. Face à cet enjeu, les Normes internationales peuvent contribuer à instaurer la transparence, à rétablir la confiance et à résoudre la crise de l’identité à l’ère numérique. Plusieurs experts nous en disent plus sur la question.
L’argent fait tourner le monde, à en croire le vieil adage. Tout va bien quand on en a, et moins bien quand on en manque. De nos jours, la situation peut s’avérer catastrophique pour ceux qui, en plus d’être défavorisés, n’ont pas accès au secteur financier formel, c’est-à-dire aux services et produits financiers, aux comptes bancaires et au crédit. Pour la plupart d’entre nous, particuliers et entreprises, c’est pourtant un pilier indispensable pour mener une vie décente.
L’inclusion financière est d’ailleurs considérée comme un catalyseur pour sept des 17 Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies. Par exemple, l’ODD 1 se propose de mettre fin à la pauvreté sous toutes ses formes et l’accès à un système financier convenablement réglementé ferait beaucoup pour aider les plus vulnérables, qui mettent chaque jour leur vie en danger dans des situations désespérées en tentant de gagner leur vie. Le Groupe de la Banque mondiale juge l’inclusion financière à tel point essentielle au bien-être des personnes qu’il a instauré un objectif mondial visant l’accès universel aux services financiers à l’horizon 2020.
Paradoxalement, ceux qui rencontrent le plus de difficultés pour accéder aux services bancaires sont justement ceux qui en auraient le plus besoin. Par exemple, les travailleurs pauvres ont souvent recours à du crédit informel auprès de prêteurs sur gages et de prêteurs informels qui peuvent leur imposer des taux d’intérêt exorbitants, bien plus élevés que n’importe quel taux coté par des banques commerciales formelles. De plus, ces personnes n’ont souvent pas les connaissances financières nécessaires pour leur permettre de planifier et de développer leur entreprise. L’inclusion financière pourrait leur donner une réelle chance de sortir de la pauvreté.
Une progression inégale
Si l’ère numérique, avec l’adoption mondiale d’Internet et de la téléphonie mobile, a largement contribué à sortir bien des personnes de la pauvreté, l’évolution vers une plus grande inclusion financière s’avère inégale et, dans certains pays, les progrès sont lents. Selon le rapport Global Findex 2017 de la Banque mondiale, environ 1,7 milliard d’adultes à travers le monde ne sont pas bancarisés. Et ce problème ne concerne pas seulement les pays en développement, puisque près de 40 millions de citoyens de l’Union européenne, par exemple, ne disposent toujours pas d’un compte bancaire.
Néanmoins, selon le même rapport, près de la moitié de la population non bancarisée du monde vit au Bangladesh, en Chine, en Inde, en Indonésie, au Mexique, au Nigéria et au Pakistan. Nombre des personnes concernées sont des femmes vivant dans des régions rurales pauvres, des soi-disant micro-entrepreneuses qui ne sont autres que des marchandes ambulantes vendant nourriture et boissons et gardant leur petit pécule chez elles dans des bocaux ou des sacs, avec tous les risques que cela comporte. Or les technologies mobiles s’implantent jusque dans les régions les plus pauvres : c’est ce constat qui a présidé à l’élaboration de la série de normes ISO 12812 en 2017, dans l’optique de mettre des services financiers sécurisés à la disposition d’un plus large public. Il n’en reste pas moins que beaucoup préfèrent encore garder leur argent à la maison, solution jugée plus sûre que de le placer sur un compte bancaire.
De fait, la crise financière de 2008 a sapé la confiance du public dans le système financier et les banques. Et une décennie plus tard, la situation n’a guère évolué. Comment rétablir la confiance dans les institutions bancaires et le système financier ? Quel rôle les normes ISO peuvent-elles jouer à cette fin ? Parmi les personnes qui appréhendent cette problématique dans toute sa complexité figure Stephan Wolf, Directeur général de la Global Legal Entity Identifier Foundation (GLEIF, Fondation mondiale pour un système d’identifiant d’entité légale) et Co-Animateur du Groupe technique consultatif FinTech de l’ISO/TC 68, Services financiers, chargé d’instaurer un dialogue proactif avec les institutions et les autorités réglementaires du secteur. « La confiance repose d’abord sur la transparence en matière d’identité », déclare-t-il. « La création d’une identité mondiale serait un bon point de départ pour favoriser la croissance et la prospérité des économies à travers le monde. »
La question de l’identité a fait la une des journaux en 2016 avec l’affaire des « Panama Papers ». Une enquête sur le secteur de la finance offshore, menée par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ, Consortium international des journalistes d’investigation), a alors révélé un univers trouble d’évasion fiscale et de blanchiment de capitaux, dévoilant la manière dont les grandes fortunes exploitent des régimes fiscaux étrangers où règne la loi du secret. Selon l’ICIJ, plus de USD 1,2 milliard d’arriérés fiscaux et de pénalités a été recouvré à ce jour dans le monde.
Une identité fiable
M. Wolf estime que dans les pays en développement, l’absence d’identification fiable des PME et des personnes qui agissent à titre professionnel au nom de ces entreprises est l’un des nombreux défis à relever, de façon que chacun puisse savoir avec qui il traite. Selon lui, « plus de 50 % de l’activité économique est le fait d’entreprises non déclarées, dépourvues d’identité officielle et de statut transparent, qui se trouvent donc exclues de services essentiels tels que les chaînes d’approvisionnement et les services de paiement. Or cela augmente le risque de corruption et de pots-de-vin, de régression économique et de dépendance vis-à-vis de l’aide au développement ».
Il explique les avantages de l’Identifiant d’entité légale (Legal Entity Identifier, LEI), un système mondial permettant d’attribuer un identifiant unique et sans ambiguïté aux intervenants sur les marchés financiers. « Instauré à l’initiative du G20, ce système propose un cadre d’identification unique ouvert et d’intérêt public accessible gratuitement à tout un chacun. »
Les recherches menées par la GLEIF indiquent qu’une adoption généralisée du LEI à l’international « limiterait la complexité des transactions financières, apporterait des avantages quantifiables aux prestataires de services financiers et favoriserait l’inclusion financière », déclare M. Wolf. Et d’ajouter que l’ISO est un pilier de ce système, puisque le LEI repose sur la norme ISO 17442.
D’après Robin Doyle, Directrice du Bureau des affaires réglementaires chez JP Morgan et membre active de la communauté en lien avec l’ISO/TC 68, il est important d’instaurer la confiance à travers la garantie de l’identité, mais cette tâche s’avère des plus complexes pour le milliard de personnes qui ne disposent d’aucun justificatif légal ou émis par des services de l’État. « Comme le montre la Base de données Global Findex 2017, les obstacles à l’inclusion financière comprennent l’absence de la documentation nécessaire, l’éloignement des établissements financiers et le coût élevé d’ouverture d’un compte, sans oublier le manque de confiance », déclare-t-elle. Face à ces défis, il s’avère nécessaire de mettre en œuvre des approches innovantes offrant aux populations mal desservies un accès aux marchés financiers.
Des entités réglementées
Selon Mme Doyle, les établissements financiers sont régis par un vaste ensemble de lois et de réglementations qui leur imposent de se conformer strictement à des exigences en matière de connaissance du client dès le stade de l’intégration. « Le risque de non-conformité est élevé si les règles en vigueur ne sont pas respectées », explique Mme Doyle. Au-delà de cette obligation légale, la capacité à vérifier sans ambiguïté l’authenticité d’une personne « est vitale pour prévenir l’accès des criminels au système financier à des fins répréhensibles, telles que le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la traite des êtres humains ».
Le recours à des moyens innovants de vérification de l’identité est indispensable pour mieux traiter cette problématique. De l’avis de Mme Doyle, les nouvelles approches pourraient se départir de l’habituel recueil de documents émis par des services de l’État. Elle voit ainsi l’usage croissant des téléphones portables parmi les populations mal desservies comme « une opportunité d’exploiter l’empreinte numérique d’une personne comme moyen d’identification et de vérification ».
En effet, à mesure que la Quatrième révolution industrielle s’installe et que l’économie se dématérialise plus que jamais, la question de l’identité gagne encore en importance. Comme le souligne M. Wolf, aucune base de données mondiale ne permet de connaître toutes les entreprises en activité à travers le monde et les liens qui les unissent. Il s’agit à ses yeux d’un problème de taille touchant à la fois la réglementation, la recherche, la résolution des problèmes, la transparence et l’efficacité fondamentale des affaires. Les transactions entre partenaires commerciaux seront bientôt réalisées en temps réel, et « sans le socle d’un système d’identification sûr, il sera quasiment impossible de gérer une entreprise de manière fiable », remarque-t-il. Selon lui, « la GLEIF voit plus loin que les simples services financiers, convaincue que le LEI pourrait servir de « connecteur de données » essentiel pour améliorer et simplifier l’identification des entités à l’ère numérique ».
Aux yeux de Mme Doyle, il est clair que les instances réglementaires doivent accepter de nouvelles approches d’intégration et de connaissance du client. Les banques pourraient ainsi « mieux soutenir l’inclusion financière en aidant la population non bancarisée à accéder au système financier et faire office de source fiable de vérification de l’identité ».
Une démarche harmonisée
Elle estime, à l’instar de M. Wolf, que l’ISO a clairement un rôle à jouer. En témoignent les activités menées par le groupe de travail WG 7 de l’ISO/TC 68, récemment mis sur pied pour répondre aux enjeux touchant la garantie de l’identité des personnes physiques. Et d’ajouter que l’ISO peut promouvoir une approche harmonisée « fondée sur des normes ouvertes tenant compte de la grande diversité de régimes d’identité en vigueur dans les différents territoires de compétence, de façon à assurer la cohérence et l’interopérabilité des approches adoptées par les nations du monde entier ». Au-delà des moyens d’identification traditionnels, l’ISO devra établir des principes et élaborer des normes propices à l’inclusion financière ainsi qu’à l’émergence de l’économie numérique.
L’ISO collabore également avec l’Union internationale des télécommunications (UIT) dans le cadre de projets de normes visant à sécuriser les services financiers numériques (SFN). De son côté, l’ISO s’attache plus particulièrement au volet des services financiers et l’UIT aux normes techniques liées aux infrastructures et applications de télécommunications sous-jacentes. Vijay Mauree est le principal interlocuteur pour les SFN au Bureau de normalisation de l’UIT, où il coordonne la contribution de cet organisme à l’Initiative globale en faveur de l’inclusion financière (Financial Inclusion Global Initiative, FIGI) menée conjointement par l’UIT, le Groupe de la Banque mondiale et le Comité sur les paiements et les infrastructures de marché de la Banque des règlements internationaux. L’initiative FIGI bénéficie du soutien financier de la Fondation Bill & Melinda Gates.
Dans ce cadre, l’UIT dirige le Groupe de travail Sécurité, infrastructure et confiance, dont les travaux s’articulent autour de quatre axes : sécurité, technologie de registre distribué pour l’inclusion financière, qualité de service, et confiance. Les activités de ce groupe de travail portant sur la cybersécurité aident les autorités financières à mieux comprendre les menaces, les cibles, les risques et les impacts des cyberattaques, et à déployer des contre-mesures adéquates. Selon M. Mauree, « les Groupes d’étude de l’UIT, composés d’experts en normalisation, se basent sur les rapports techniques de ce groupe de travail pour explorer de nouveaux axes de travail ».
M. Mauree a également exercé les fonctions de coordinateur d’une initiative de l’UIT visant à étudier la monnaie fiduciaire numérique (Digital Fiat Currency, DFC), une monnaie numérique autorisée et émise par la banque centrale d’un pays. L’initiative a clôturé ses travaux en juin 2019 avec la publication de sept rapports techniques détaillant les exigences à respecter par une DFC au regard des réglementations, des dynamiques techniques et transactionnelles et de la problématique liée à la sécurité. Ces rapports alimenteront eux aussi les projets de normalisation des Groupes d’étude de l’UIT, explique M. Mauree. Il indique par ailleurs que certains pays fortement développés mènent des projets pilotes de DFC visant à garantir que leur banque centrale conserve son autorité sur la gestion monétaire à mesure que l’utilisation des liquidités diminue. « Les pays en développement qui abritent des populations n’ayant pas accès aux comptes bancaires voient dans la DFC un outil au potentiel énorme pour favoriser une plus grande inclusion financière. L’ISO a également apporté sa contribution en nous communiquant le travail réalisé par ses soins dans ce secteur », déclare-t-il.
Lutter contre l’incertitude
Selon M. Mauree, l’un des principaux risques et défis qui font obstacle à l’inclusion financière universelle réside dans l’incertitude inhérente à la nature transversale de la réglementation et de la supervision des services financiers numériques. « Les organismes de réglementation des SFN doivent instaurer un environnement propice à l’inclusion financière. Dans cette optique, il leur faut élaborer des politiques et des réglementations qui favorisent l’innovation, promeuvent la compétitivité des marchés et permettent une offre efficiente et durable de services financiers de grande qualité. »
Tout en veillant à ce que les consommateurs, en particulier ceux qui sont défavorisés, soient protégés contre les pratiques déloyales, « les organismes de réglementation doivent s’assurer que les risques introduits par de nouveaux types de prestataires et de modèles économiques sont efficacement gérés pour maintenir la stabilité du secteur financier ».
Les pouvoirs publics ont un rôle clé à jouer pour combler le fossé de l’inclusion financière. Selon M. Mauree, seuls 25 % des pays en développement traitent leurs transactions au comptant ou leurs prestations sociales par voie électronique. « Il est donc important que les pouvoirs publics instaurent des cadres politiques qui encouragent l’inclusion financière numérique », déclare-t-il. Aux Philippines, par exemple, « l’organisme de réglementation a rapidement autorisé les plateformes numériques pouvant être mises à profit par l’État et le secteur privé pour assurer la prestation de services et pour effectuer des transactions avec leurs partenaires et les citoyens, de manière à intégrer un plus grand nombre de personnes au sein du système financier ».
Des progrès ont d’ores et déjà été réalisés. La Banque mondiale indique que l’adoption généralisée et l’essor rapide des technologies numériques ont accéléré la progression de l’inclusion numérique dans le monde. Donner accès au système financier classique, c’est permettre aux personnes concernées d’investir leurs économies, d’acheter des produits d’assurance qui les protégeront en cas de sinistre ou de maladie, et de financer l’éducation de leurs enfants.
Les normes ISO sont essentielles pour que les particuliers et les entreprises puissent jouir des avantages d’une inclusion financière responsable et durable, en aidant le monde à fonctionner plus efficacement dans l’intérêt de tous.